STRESSAUTRAVAIL

Renault : Quand le suicide devient l'ultime recours

Source : Médiapart.

Edition : Un monde d'avance

 

Entretien avec Pierre Nicolas, salarié chez Renault depuis 25 ans. Militant CGT, il a ouvert puis piloté la bataille qui a fait suite aux vagues de suicides chez le constructeur automobile.

 

Les drames chez Renault ont contribué à ouvrir le dossier des suicides au travail…

 

P. N. : Oui, mais ce que l’on sait peu, c’est qu’il y a eu deux vagues de suicides dans notre entreprise. La première date de la fin des années 90. Des salariés du bureau d’étude de Rueil, des usines du Mans et de Douai ont tenté ou mis fin à leurs jours. Cela a provoqué une forte mobilisation, notamment au Mans où une réunion a réuni plus de 1000 personnes. Suite à cela, le CHSCT a voté en 1997 à Rueil la mise en place d’une mission d’expertise. Mais la direction l’a contestée devant les tribunaux. La seule mesure prise par les dirigeants de l’entreprise a été la création d’un Observatoire du Stress confié à un cabinet proche d’eux. Les questions étaient orientées sur une approche individuelle, intime du travail. Les salariés ont eu droit à des questions du type : « Vous sentez-vous capable d’assumer votre charge de travail ? » Étaient mises en cause, non les conditions de travail mais les capacités de chaque employé.

Les résultats portés à la connaissance du CE montraient que tout allait bien… le dossier des suicides était clos…

 

Quand intervient la seconde vague de suicides ?

 

P. N. : En 2005, dans une période de forte charge de travail, comme lors de la première vague. Dans l’industrie automobile, la charge de travail est évidemment fonction des ventes.

En 2005, Renault lance de nouveaux projets ce qui engendre une augmentation de la charge. Mais l’emploi ne suit pas. Je suis alors informé de la tentative de suicide d’un ingénieur de recherche.

 

À cette époque, les tentatives de suicide émanent de cadres…

 

P. N. : En réalité, le pourcentage de suicides d’ouvriers, de techniciens et de cadres est à peu près proportionnel au pourcentage dans les effectifs de l’établissement. Mais les médias ont associé les suicides du Technocentre avec la catégorie « cadres », car le premier suicide dont nous les avons informés a été celui d’un ingénieur. L’un des premiers salariés à s’être donné la mort était pourtant un ouvrier de l’atelier prototype, qui venait du site de Flins et qui comptait sur une promotion pour rester au Technocentre. Du point de vue professionnel, son évaluation par la hiérarchie était très bonne, mais il s’est fait recaler lors de l’entretien. Il s’est tué à Paris, à coups de couteau.

Il y a eu une mobilisation dans l’atelier pour le soutenir, mais nous n’avons pas eu d’élément permettant de faire le lien « professionnel », dans la mesure où le suicide s’était déroulé hors de l’entreprise. Peu de temps après, un ingénieur de recherche s’est précipité au-dessus d’une rambarde au Technocentre. Il en a heureusement réchappé. Tout le monde, moi compris, a cru à un accident. Le CHSCT a concentré son travail sur l’efficacité des secours. Mais quelques mois plus tard, la même personne s’est suicidée hors de l’entreprise. Ensuite, un technicien aux achats s’est également donné la mort. La direction a invoqué des raisons personnelles. Pourtant cet employé avait depuis longtemps engagé des démarches pour passer cadre. Le processus était déjà fortement avancé. Le résultat s’est avéré négatif, suite à une décision unilatérale. Il faut savoir que le mécanisme de passage « cadre » est extrêmement long chez Renault, et demande une implication très forte des salariés. Ce que l’on exige d’eux à cette occasion, les fragilise. Les refus sont vécus comme des couperets.

 

Et là encore, pas de remise en cause de la direction ?

 

P. N. : Non. Mais il faut avouer qu’à l’époque, nous n’étions pas sensibilisés comme aujourd’hui. Le suicide, même s’il est causé par les conditions de travail, relève de l’intime et il n’est pas simple d’entrer dans cet « univers ». Il a fallu attendre le suicide d’un autre employé, Antonio. Le Technocentre est organisé en étages dont les coursives donnent sur une cour intérieure. À 10h du matin, il a sauté et s’est écrasé dans cette cour. Il y avait beaucoup de monde parce que c’était l’heure de la pause. Cela a provoqué un choc terrible dans l’entreprise. Les premières réactions ont été très partagées. Les uns, majoritaires, ont immédiatement pensé à un problème personnel. Mais d’autres ont commencé à dire, et c’était la première fois que j’entendais cela : « Avec ce que l’on vit ici, c’est étonnant qu’on n’ait pas assisté à des suicides avant. » Antonio avait créé pour Renault un logiciel de CAO dont tout le monde vantait l’efficacité. Son auteur jouissait donc d’une reconnaissance de fait, mais pas statutaire. Or, dans une entreprise comme Renault, la seule reconnaissance qui vaille est hiérarchique. Un individu se sent reconnu, non pas parce qu’on loue son expertise, mais parce qu’on lui propose de devenir responsable hiérarchique. Pourtant, la direction a tout de suite campé sur une attitude défensive, alléguant encore des problèmes familiaux. Mais la vague de suicides s’est accélérée. En interne et chez les prestataires où un expert en CAO s’est donné la mort. Le système des prestataires est extrêmement pervers. Ce sont des sociétés qui envoient des salariés à elles, chez Renault. Ils travaillent à temps complet dans l’entreprise, mais sans en faire partie. Ils sont de fait dépendants du donneur d’ordres qui n’en est cependant pas responsable. Cela permet à l’entreprise donneuse d’ordres d’adapter ses charges fixes. C’est de l’Intérim déguisé, car le salarié ne connaît pas la durée de sa mission. Au fil du temps, il finit par se considérer comme un salarié de Renault. Or, pour raisons budgétaires, la direction de Renault avait décidé de ne pas reconduire le contrat avec la société prestataire qui employait cet expert en CAO. Il ne l’a pas supporté.

Après lui, un technicien du Mans reclassé dans le service informatique de Boulogne où on lui demandait de refaire ses preuves, s’est suicidé juste après son entretien annuel. Puis un autre encore. Il travaillait sur la nouvelle Laguna et devait passer cadre. Compte tenu de son parcours, c’était sa dernière chance. Il était très bien noté par sa hiérarchie mais on lui avait demandé de prendre des cours d’anglais. Or, surchargé de travail, il ne trouvait pas le temps. Il s’est suicidé chez lui en laissant une lettre où il écrivait : « Je suis une merde ». Le mécanisme est le même pour tous les suicides que nous avons analysés. Les victimes sont des personnes persuadées qu’elles ne sont pas au niveau, qu’il leur faut travailler, travailler pour y arriver. Elles se mettent à travailler comme des brutes, le week-end, la nuit… Elles s’épuisent et entrent dans la phase «  je n’y arrive toujours pas, donc c’est bien moi le problème : Je suis nul ». C’est un processus de culpabilisation institutionnel qui renvoie sur les gens la responsabilité de leur propre situation.

Il met particulièrement en danger les salariés qui sont fortement investis dans leur travail, et qui connaissent des situations d’évolution, de blocage d’évolution, ou d’évolution négative de leur situation professionnelle.

 

Qu’a fait la direction suite aux nouveaux suicides ?

 

P. N. : Leur accumulation l’a mise en difficulté. D’autant que l’interprétation des causes par les autres salariés a changé progressivement. La grande majorité a été persuadée qu’ils étaient liés au travail. Ils ont mis la pression sur les syndicats. La CGT avait ouvert le dossier et alerté les médias lors du suicide d’Antonio, ce qui a fait dire à la direction que des syndicats extrémistes prenaient en otage des drames individuels !

 

De façon générale, les syndicats ont eu du mal à s’emparer du dossier…

 

P. N. : Lorsque nous avons alerté les médias, à part SUD, la réaction des autres syndicats, et de la direction a été vive. Ils nous ont accusés d’exploiter des situations individuelles à des fins syndicales en nuisant à l’image de l’entreprise. Les autres syndicats ont voté contre le recours à une expertise, et nous n’étions pas majoritaires en CHSCT. Mais, au bout du 3ème suicide en quelques mois, la pression des salariés sur les syndicats qui refusaient de reconnaître le lien des suicides au travail a fini par porter ses fruits.

Nous avons réussi à obtenir la mise en œuvre d’une expertise à l’unanimité et nous sommes arrivés à un compromis sur le choix du cabinet. 6500 salariés ont accepté de répondre aux différents volets de l’enquête. Le résultat ne laissait aucun doute : le taux de personnes à risques de notre entreprise s’élevait à 33%, alors que la moyenne est de 10%. Et il faut savoir que les populations à risques sont majoritairement celles qui sont le plus impliquées dans le travail.

Alors que l’Observatoire du stress mis en place par la direction à la fin des années 90 avait une fonction déclarative, cette expertise a donné des outils pour réfléchir sur des processus de prévention.

 

L’expertise a-t-elle défini des critères communs à ces suicides ?

 

P. N. : Selon le cabinet, le climat général révélait un surengagement des salariés, exploité par la direction pour atteindre des objectifs très ambitieux. En outre, les suicides étaient liés à des situations d’évolutions professionnelle. Comme je vous le disais, les processus de passage d’un échelon à l’autre sont très longs, et très « impliquants » pour le salarié. Ils représentent également un signe concret et presque unique de valorisation. Ce sont des périodes marquées par une pression très forte, par le risque de l’échec, de la non reconnaissance par l’entreprise des efforts et de l’investissement fournis. La plupart des salariés se sentent plus ou moins coupables de ne pas être à la hauteur sur tel ou tel point, de ne pas avoir les qualités requises.

 

La médiatisation de tous ces suicides a-t-elle été une aide pour les salariés et les syndicats ?

 

P. N. : Oui. Elle a constitué un élément nouveau et bénéfique. Les journalistes ont presque traité le dossier en militants. Leur implication pour informer l’opinion relevait d’un engagement humain. Nous échangions des informations. Je crois qu’ils avaient le sentiment d’appartenir au même monde implacable, leur profession n’étant pas épargnée par les nouvelles méthodes managériales.

Le travail avec les médias et avec les familles n’est pas dans la culture syndicale traditionnelle qui est centrée sur l’action collective. Ce travail a donc marqué une différence avec la stratégie suivie lors de la vague de suicides de la fin des années 90. L’action collective, l’action vis-à-vis des familles et l’action vis-à-vis des média se sont ajoutées pour faire bouger les lignes. L’implication des familles y a également contribué. Elles se sont regroupées pour agir. Syndicats, familles et medias ont travaillé ensemble. Ce qui a permis d’entamer la bataille juridique pour obtenir la reconnaissance de ces suicides en « accidents du travail ». Dans ce combat collectif, nous avons eu des freins — la direction, la Caisse Primaire d’Assurance Maladie… —, et aussi quelques tensions syndicales catégorielles en réaction à la médiatisation des « suicides de cadres », mais aussi beaucoup d’alliés. Jusqu’à l’inspectrice du travail qui s’est beaucoup impliquée sans obtenir beaucoup de soutien de sa hiérarchie. La médiatisation des suicides chez Renault a changé l’attitude des employeurs envers le suicide au travail. Ils sont aujourd’hui très inquiets, jusqu’en Chine où la direction d’une entreprise électronique a rapidement augmenté les salaires suite à une vague de suicides.

 

La direction a-t-elle continué à camper sur ses positions ?

 

P. N. : Au début oui. Même si elle a été obligée de concéder l’expertise. Elle a évidemment très mal vécu la médiatisation. Un journaliste du Monde suivait particulièrement notre dossier. Carlos Ghosn a accusé le journal de vouloir nuire à Renault, arguant qu’il y avait aussi des suicides chez PSA et que le quotidien n’en parlait pas. Le journaliste a d’ailleurs été menacé à plusieurs reprises. Il y a eu des ragots colportés sur la vie familiale des travailleurs qui s’étaient donné la mort. La direction s’est enfermée dans le déni. Puis le PDG a senti le vent tourner et s’est exprimé sur France 3. Et toute la direction des ressources humaines a été « appelée à d’autres fonctions ». Sous la pression, Ghosn a été obligé de bouger, mais Renault continue à contester tous les procès intentés par les familles des salariés suicidés pour obtenir la reconnaissance d’accident du travail.

 

Comment définiriez-vous la direction Ghosn ?

 

P. N. : C’est un type de management marqué par une forte idéologie. L’idée de responsabilité individuelle est poussée à l’extrême. Lorsqu’il est arrivé en 2005, il a donné la ligne : Renault devait devenir « le constructeur automobile généraliste européen le plus rentable » d’ici 2009.

Les salariés devaient donc être « performants » et se soumettre à deux principes formalisés dans l’entretien annuel : l’engagement et la cible. Si on ne tient pas l’engagement, c’est que l’on est en situation d’insuffisance professionnelle. La prime est proportionnelle à l’écart entre l’engagement et la cible. Exemple pour un chef de service : engagement de diminuer son budget de 10%, cible de le diminuer de 20%. Entre l’engagement et la cible, sa prime variera de 0 à deux mois de salaire. Cette façon de lier le salaire à l’objectif concourt à l’individualisation de la rémunération. La notion d’engagement soumet les salariés à l’entreprise. Dans la logique patronale, l’entreprise est performante si les salariés sont engagés ; dès lors, leur engagement, donc leur intérêt (par l’intermédiaire de la part variable du salaire) est parallèle à celui des actionnaires. Les salariés finissent par intérioriser cette idéologie. Elle incite les gens à raisonner en termes de « chacun pour soi », alors que leur activité les contraint à travailler en équipe. Aussi, quand quelque chose ne marche pas, chacun prépare sa défense. Un exemple fictif pour illustrer l’absurdité de ce système de management : si la clé conçue par le service clé ne rentre pas dans la serrure conçue par le service serrure, celui qui acceptera de faire la modification ne va pas tenir son budget et sa prime diminuera. Personne n’a donc intérêt à trouver un compromis ; chacun a intérêt à défendre son optimum local. Concevoir un nouveau véhicule, c’est résoudre des milliers de problèmes de ce type. Or l’efficacité d’une organisation complexe qui conçoit des produits technologiques dépend essentiellement de la coopération.

 

Quels remèdes politiques peut-on apporter à la souffrance au travail ?

 

P. N. : Cessons d’abord de parler de « souffrance au travail » et reprenons la définition de la santé de l’OMS en 1946 : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». La « souffrance au travail », c’est en fait l’« atteinte à la santé ».

Pour l’appréhender et évaluer le vécu des salariés au travail, les « modèles de Karasek et Siegrist » utilisés par les cabinets d’expertise sont de bons outils. Ils se sont avérés extrêmement pertinents pour comprendre les suicides.

Le modèle de Karasek met en relation la « demande psychologique » du travail sur les personnes et la « latitude décisionnelle », c'est-à-dire la capacité à maîtriser sa propre vie. Une demande psychologique forte associée à une latitude décisionnelle faible est un facteur de risque pour la santé. Le modèle de Siegrist met en relation les « efforts » et les « récompenses » en retour. Les efforts sont extrinsèques (liés objectivement au travail) et intrinsèques (investissement de la personne). Les récompenses sont la reconnaissance par le salaire, l’évolution professionnelle, et la reconnaissance « symbolique » (les marques d’estime).

Il faut évidemment agir sur ces différentes dimensions pour combattre la souffrance au travail.

Et puis, il faut « réguler les efforts ». Les « boucles de régulation » qui fonctionnaient avant ne fonctionnent plus.

Par exemple aujourd’hui, quand la charge de travail augmente, l’emploi ne suit pas. Les efforts sont donc concentrés sur un nombre insuffisant de salariés. Majorer les heures supplémentaires n’incite pas les patrons à embaucher, alors que c’est fait pour ça. Pourquoi ? D’abord parce que la moitié de l’effectif du Technocentre est composée de cadres, rémunérés au forfait jour. Nombre d’entre eux sont d’ailleurs favorables à la mise en place d’un pointage qui permettrait de valider leur vrai temps de présence au travail. Quant aux techniciens — l’autre moitié des effectifs —, rares sont ceux qui déclarent leurs heures supplémentaires, malgré la pression des syndicats. D’après les résultats du questionnaire du cabinet d’expertise, on estime que seule une heure supplémentaire sur 20 est déclarée. Les employés ont peur que leur hiérarchie les traite de « fonctionnaires » ou qu’elle leur reproche de ne pas être aptes à faire leur travail dans le temps imparti. Une autre « boucle de régulation », c’est la grève. Ca ne marche pas bien non plus. Si les gens se mettent en grève une journée, ils doivent ensuite rattraper leur travail car les délais ne changent pas…

Nous avons affaire à un système pervers et impersonnel. On affecte à un projet 800 personnes quand il en nécessiterait 1000. Elles sont réparties en équipes interdépendantes. Si une équipe ou une personne ne réalise pas les tâches dans le temps prévu, elle subit certes la pression de sa hiérarchie, mais aussi et surtout celle des collègues qui ont besoin de son travail pour commencer le leur. Qui peut se permettre de retarder la sortie d’un nouveau modèle parce qu’il n’a pas fini sa petite partie ? Vous le voyez, la pression collective est très forte. Elle est le résultat d’une décision de la direction générale, qui fixe seule les ressources et les délais d’un projet. En l’absence de « boucles de régulation » — heures supplémentaires, grève —, on aboutit à des problèmes de santé au travail.

C’est terrible à dire, mais les suicides ont fait un peu bouger la direction. Ils sont devenus un élément de rapport de force. Si les heures supplémentaires effectuées avaient été payées, on n’en serait pas arrivé là. La direction a commencé par mettre en place une formation sur le code du travail, en direction des cadres, auxquels elle a enjoint de faire respecter la durée du travail. Concrètement, les sites ferment leurs portes plus tôt, à 20h. Ce qui ne change pas grand chose.

 

Vous voulez dire qu’aucune solution n’est possible ?

 

P. N. : Si, il y a des solutions de contrôle. Il faut évidemment légiférer, en créant par exemple une obligation pour les employeurs de mesurer le degré de présence de façon statistique. L’inspection du travail doit pouvoir ensuite être en mesure de demander des explications s’il y a des écarts entre les présences effectives et les heures supplémentaires déclarées. Et elle doit évidemment pouvoir verbaliser.

Autre point d’importance : concernant la mobilité, le salarié doit être maître de sa vie, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Il doit donner son accord en cas de mobilité, et à l’inverse avoir un droit minimum garanti à une évolution de carrière. Cela correspond au volet « latitude décisionnelle » que j’évoquais précédemment. « Latitude décisionnelle », c’est finalement un autre mot pour « liberté ». Mais je crois que le problème est trop profond pour se contenter de réponses superficielles.

Ce que les salariés supportent le plus mal aujourd’hui dans une entreprise comme Renault, c’est le sentiment — qui correspond à une réalité profonde —, d’être baladés, promenés, de ne plus pouvoir peser sur leur propre vie autrement que par le rapport de force, d’être évalués et notés comme des enfants à l’école, d’être dépendants de décisions qu’ils ne maîtrisent pas, de subir des réorganisations décidées d’en haut, d’être dépossédés de leurs créations sans même qu’on leur en reconnaisse la paternité (comme le logiciel de CAO d’Antonio). C’est le sentiment d’être traités comme des objets.

Ce que les salariés vivent mal, ce ne sont pas à proprement parler leurs conditions de travail. C’est leur condition de salarié tout court. C’est d’être soumis aux ordres et directives de l’employeur — un employeur illégitime qui a une finalité autre que l’entreprise —, à son pouvoir de contrôle, à son pouvoir discrétionnaire de récompense et de sanction.

C’est le concept de salariat qui est en crise.

À propos des mobilités imposées, on entend souvent des salariés déclarer qu’ils ont

« l’impression d’être traités comme des esclaves ».

Or, en étant de plus en plus qualifiés, les salariés sont de plus en plus autonomes. En conséquence, ils supportent de plus en plus mal leur statut de salarié. Pourquoi ? Parce que pour les salariés qualifiés, le travail n’est plus prescrit ; seul le résultat l’est. Avec l’individualisation des salaires, les « primes de performance » liées à des objectifs de résultats et de délais fixés lors des entretiens annuels, tout se passe comme si les salariés étaient, pour la part variable du salaire, des travailleurs indépendants payés pour leur prestation ; et pour la part fixe, des salariés — c'est-à-dire selon la définition du code du travail, payés pour le « temps pendant lequel ils sont soumis aux directives de l’employeur sans pouvoir vaquer à leur occupation personnelle ». Ils subissent donc une double domination : celle liée à la condition de salarié, et celle, commerciale, du donneur d’ordre hiérarchique pour lequel ils sont de « faux travailleurs indépendants » mis en concurrence sans possibilité de maîtriser ni leurs moyens, ni leurs délais, ni leurs tarifs.

À mon sens, ces nouvelles méthodes de management ne constituent pas un signe de force du capitalisme, mais bien un signe de faiblesse. Elles représentent une tentative de garder le contrôle sur un salariat de plus en plus qualifié qui lui échappe. Le patronat n’a pas la mémoire courte : 1936, 1944, 1968…..

Plus le processus de production devient socialisé, coordonné, plus l’efficacité provient de la coopération, et plus les employeurs développent des méthodes de management par l’individualisation qui ont l’effet inverse. Ce paradoxe ne cesse de s’accentuer.

Je le répète, c’est le concept de salariat qui est en crise. Il faut en avoir conscience si l’on veut en finir avec la souffrance au travail. Il faut en avoir conscience pour imaginer et mettre en place un nouveau modèle qui protègera les travailleurs et redonnera un sens à leur travail tout en les laissant maîtres de leur vie.

 

Propos recueillis par Un monde d'avance

 

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14/01/2011
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