"Un inspecteur du travail âgé de 32 ans s'est suicidé hier à Lille, a-t-on appris aujourd'hui auprès de plusieurs syndicats, qui évoquent un lien avec ses conditions de travail.

 

Le suicide, survenu au domicile de l'inspecteur, a été confirmé par Joël Blondel, directeur de l'Administration Générale et de la Modernisation des services (DAGEMO), qui a la responsabilité de la gestion des ressources humaines au sein du ministère du Travail.

Evoquant une "situation dramatique", Joël Blondel, a dit que des mesures immédiates avaient été engagées, notamment la mise en place d'une cellule psychologique pour ses collègues de travail.

"Notre collègue s'est donné la mort hier", a déclaré de son côté Pierre Joanny, responsable SUD, précisant que l'inspecteur appartenait également à son syndicat. "Le lien avec le travail est clair. On n'a vraiment pas de doutes et on est très en colère", a ajouté le syndicaliste, notant qu'"il y avait eu des signaux".

L'inspecteur avait "déjà fait une première tentative de suicide au mois de juillet qu'il estimait - et il l'avait démontré - liée à ses conditions de travail", a-t-il ajouté, invoquant "la charge de travail" et des mauvaises relations avec l'un de ses responsables. Il avait depuis été muté à sa demande d'Arras (Pas-de-Calais) à Lille (Nord).

Joël Blondel a déclaré pour sa part que la tentative de suicide de l'inspecteur s'était produite "à la suite d'incidents de contrôle dans deux entreprises où il avait été sévèrement pris à partie". Il avait alors reçu le soutien de l'administration et avait été muté à sa demande dans une zone "moins exposée", a-t-il dit, évoquant d'autres mesures en sa faveur. Jugeant "prématuré de se prononcer" sur le lien entre le geste de l'inspecteur et ses conditions de travail, Joël Blondel a ajouté que l'administration entendait "faire toute la lumière sur les circonstances et les raisons qui ont conduit cet inspecteur du travail à se suicider".

(c) afp 19/01/2012

 

Romain Lecoustre était mon collègue. Il est le troisième inspecteur que j'ai directement connu à se suicider en l'espace de 4 ans. Aucun n'aura atteint mon âge.

Au delà de l'effroi, de la tristesse qui nous accable tous, ses collègues, ses amis, ses camarades syndicalistes (et parfois les trois ensemble), notre coeur est désormais rempli d'une rage sans borne et d'une colère infinie.

Il n'est plus l'heure des regrets et des lamentations.

Après avoir sondé mon coeur et mon âme, je penses que Romain m'aurait autorisé à diffuser publiquement nos échanges, et sa détresse.

 

Voici ce que Romain me disait en septembre :

> Message du 14/09/11 11:29
> De : "Romain LECOUSTRE"
> Objet : amitié

> Salut Emile,

Je viens de lire ta lettre. Cela me touche beaucoup puisque, à vrai dire, on se croisait souvent mais on ne se connaissait pas vraiment...c'est drôle...

Je suis de ces mecs qui peuvent faire preuve de beaucoup de force et d'énergie quand il s'agit de se battre ou d'affirmer ses idées, mais je viens de découvrir, depuis que je suis à la DD d'Arras, officieusement en juin 2009 et officiellement en mars 2010 que je peux également craquer avec beaucoup de violence aussi...

Violence que j'ai ressentie dans ces locaux où je souhaitais juste pouvoir faire mon métier : défendre les salariés et appliquer le droit du travail et défendre mes opinions. Mais tout est parti en couille. Tu sais déjà quand je suis arrivé à Arras en juin 2009 Pierre m'avait averti : reste pas plus que 2 ans car tu vas devenir fou...Cette phrase m'a fait beaucoup rire à l'époque.

C'était un mec particulier dans sa façon de voir les choses et de les exprimer mais il était d'une intelligence redoutable. Je l'ai connu, un peu moins que toi lorsque j'étais contrôleur, quand il était IET et ensuite quand moi j'étais IET. Je l'imaginais intouchable mais je me suis clairement planté.

Moi aussi Emile j'ai souffert de sa disparition et le pire en ce qui me concerne c'est que j'avais en charge sa section, ou je reprenais ses dossiers, où les salariés que j'avais au téléphone m'appelaient quelques fois "Monsieur Cotrelle"...C'est à cette époque que j'ai commencé à me sentir plus sensible.

Côté boulot, je suis arrivé en section et je me suis pris beaucoup la tête sur des gros dossiers. Je dis pas que je suis le meilleur des inspecteurs, mais je ne comptais pas mes heures, je bossais à la maison, le week ends, pendant les congés et quand j'étais dans les murs de la DD c'était pour ressentir cette ambiance de merde, les collègues qui n'allaient pas bien et comme tu le dis justement, les remarques de [« P », ma chef de l'époque] sur mes chiffres, sur l'activité de mes contrôleurs et tout et tout. Sauf que ça m'a touché mais que j'ai toujours essayé de rester tête haute et ne rien lâcher.

Je pense que mon adhésion à SUD en mars 2010 a aussi joué sur mes relations avec la hiérarchie.

Des coups bas, des remarques, mais surtout cette dévalorisation constante de ton activité, de ce que tu écris, de la raison d'être de ton boulot. Je pense avoir été faible dans le sens où j'avais les armes pour me protéger : famille proche, vie de couple "normale", amis, et surtout j'aimais la fête, les conversations interminables entre amis les nuits d'été dans le jardin ou en vacances...et tout ça, a progressivement disparu.

Je me suis mis à penser qu'au boulot (car je pense que je peux dire sans me venter que je suis une bête de boulot, et que déjà à l'INT je me suis démené pour finir majeur de promo au péril de ma santé (qui peut virer à tout moment en hémophilie notamment en période de grand stress, d'anxiété et qui me fatigue bcq).

Je me suis éloigné de mes amis, j'ai commencé a sombrer dans quelque chose qui m'est impossible de décrire. Une forme de dépression que je n'avais connue...même pas une dépression mais une souffrance, un mal de vivre au travail.

Ma bête noire est clairement l'arrivée de [« S », directeur adjoint du travail], les élections, l'histoire de l'amiante et toujours la manière dont la hiérarchie te regarde, t'observe, TE JUGE…

Bref j'ai craqué, noyé sous les intérims, les remarques de [« S »], la souffrance des salariés, le retard dans mes dossiers, les agressions où même, le simple fait qu'on te déteste pour ce que tu es.

Le 28 juillet au soir après deux jours sans sommeil j'ai voulu partir aussi parce que tout ça n'avait aucun sens.
Je ne pense pas avoir mérité le traitement qui m'a été infligé par la hiérarchie. Tu sais voir ton premier vrai cadavre dans un accident du travail, rentrer chez toi à 23 heures, revenir travailler à 8h00 pour faire ton courrier et entendre ton DA te dire que le premier geste professionnel c'est de faire le signalement à la DGT...tu as envi de tout claquer, tu ne comprends plus et quand tu appelles au secours (ce que j'ai osé faire au mois de mai 2011 où j'ai perdu pied et burn out) tu passes pour un faible qui ne sait pas faire face.

Je n'ai eu aucune réponse à ma détresse, juste le soutien de mes collègues. Mais si je suis encore là aujourd'hui avec ce que j'ai fait, c'est un signe. Deux heures plus tard, j'avais 70 % d'y rester et 25% d'être un légume. Mais au fait c'est quoi ces 5% restant ????
Moi aussi je parle à mon grand père, mon pépé Coustre (…). Il m'a dit que je devais me battre, comme lui l'avait fait durant sa vie de mineur, se faire entendre, lutter et qu'il serait là à mes côté.

Alors là je me suis réveillé 2 jours plus tard et pendant 15 jours j'ai réfléchi. Parler et me faire démonter ou ne rien dire et m'enfoncer encore plus ? J'ai choisi la première option pour essayer de laver mon honneur, de faire reconnaitre qu'on m'a volé 14 mois de ma vie par une organisation et un management du travail qui te met en péril (surtout quand tu es un peu syndiqué et que tu ne fermes pas ta gueule!).

Je vais continuer jusqu'au bout parce que même si c'est pour moi, je sais qu'au fond beaucoup ont souffert et auraient pu être à ma place dans cette DD. (…) Cela sera dur car jamais dans l'administration une tentative de suicide n'a jamais été reconnue en AT, mais avec mon avocat, je le tente comme même car c'est un suicide lié au travail.
Je dis un suicide car quand tu as vu les limbes et que tu reviens tu n'es plus le même.
Quelque chose est mort. (…) Et j'ai peur. C'est pourquoi ma famille prend la chose très au sérieux pour éviter que 6 mois après je recommence même en étant ailleurs.

Effectivement la RGPP n'arrange pas les choses mais Emile, nous sommes entourés de personnes dangereuses (…) capables de te mettre au four vivant pour sauver l'honneur qu'ils n'ont même pas à 1%.

(…) Bref. En ce moment je suis entre crise de larmes, période de lucidité ou je fais mon recours en plein contentieux, période d'angoisse de l'avenir mais j'ai également peur. Pas peur de mourir mais peur de vivre comme ça car cela ne me correspond pas. Ma vie a basculé. (…) C'est lourd lourd lourd. Je voudrai tellement faire un bon de 2 ans en arrière pour ne pas vivre ce que j'ai vécu.

Après j'en tire des avantages, je me bats, j'ai envie d'aller plus loin et surtout je suis content que le collectif ait pu réagir de cette manière (témoignages de victimes, rapport du MT, de l'expert).

Et je sais Emile que tu en a chié à mort t'inquiète. (…) Je ne lâcherai rien quitte à en crever!

 

Amitié Romain.


 

Je finirai ce post (mais je reviendrai sur la mort de mon collègue) par le dernier mail que Romain avait adressé aux membres du CTPR (dont moi).

Ce mail fait suite au superbe message de notre directrice régionale accusant les syndicats de partir dans une chasse à l'homme, et les rendants responsables (il fallait oser, mais elle a osé) de provoquer eux-mêmes des risques psycho-sociaux en s'errigeant en "tribunal populaire". Ce à quoi nous avons répondu par ce TRACT.

 

Voici donc ce que disait Romain en octobre.

De : Romain LECOUSTRE
Envoyé : mardi 4 octobre 2011 19:48
Objet : RE: message de la directrice régionale aux agents

Bonsoir. Pour ma part, ce message est comme un coup de couteau que je prends en plein cœur en tant qu'agent de contrôle, membre d'une organisation syndicale et être humain.

J'étais plutôt satisfait de ce que j'avais entendu en retour de la dernière réunion. Mais là, j'avoue que je suis blessé.

Ce qui me blesse c'est que ce message fait de [S] une victime des syndicats et de moi un coupable qui a prémédité son geste en dépit des mesures qu'elle avait prise à mon égard. C'est proprement dégueulasse…

C'est vrai que dès le mois de mai j'ai fait part de mes difficultés à travailler sur Arras, je ne suis pas rentré dans les détails car on ne m'écoute pas et j'ai fourni l'avis temporaire d'inaptitude et l'avis de reprise avec changement de poste à envisager. Mais il faut voir ce qui s'est passé durant cette période.

Je viens d'avoir [X] qui m'a confirmé que la CAP a validé ma mutation. Je suis content mais c'est largement en dessous de ma tristesse face à cette situation.

Moi j'y pense tous les jours, j'en rêve la nuit plutôt je fais des cauchemars de [S], de ma hiérarchie. Depuis mars 2010 c'est comme ça. Vous trouvez ça normal que c'est l'agent qui vit ça, qui doit se casser ou être reconnu inapte par le Médecin du Travail ? On bouge le pion et on passe à une nouvelle partie…

A la lire, mon libre arbitre a tranché et j'ai fait le choix d'emprunter le mauvais chemin. Elle ne réalise même pas que depuis ma titularisation à Arras j'ai progressivement plongé dans un stress réactionnel de plus en plus violent.

Non a la politique du chiffre ? J'ai été accueilli en tant qu'IET avec un tableau classant les agents du Pas de Calais par ordre d'interventions, où ceux qui avaient 800 interventions savaient s'organiser mais pas les contrôleurs de ma section qui étaient à la traîne et faisaient chuter la moyenne départementale.

Pas de politique du chiffre ? Pas formé [au logiciel de rentrée d'information] et seul agent convoqué pour s'expliquer sur son mauvais score.

Mais ce n'est pas grave, j'ai dépensé plus de 400 euros de docs pour pouvoir faire mon métier car on a plus rien à Arras. Je me suis sans cesse battu pour que la situation catastrophique (à mes yeux) à Arras s'améliore et surtout, je n'ai jamais dit « oui » à tout mais j'étais ouvert à la discussion pour avancer.

J'ai mal aussi en tant que membre d'une Organisation Syndicale qui se voit à nouveau montré du doigt…

Car au fond de moi je sais que ce que j'ai vécu (avec une capacité à assumer moins forte que vous sûrement, puisque nous sommes dans une position identique et moi j'ai craqué) cache bel et bien une discrimination ou plutôt un traitement particulier local pour les agents (je ne suis pas le seul) qui alertent sur des problèmes en matière d'élections, d'amiante et autres plutôt que de faire du chiffre.

 

Moi perso, je suis pas surpris...Je ne peux pas dire que je n'ai pas espérer mais voila encore une preuve. En tant qu'être humain, l'intéressé, non nommé mais clairement désigné par sa fonction à la lecture de son mail est fatigué par cette situation. Je vous avoue que j'ai envi de prendre le train et d'aller la voir mais je n'en ferai rien car c'est comme parler à des machines qui sont programmées pour repondre.

A+ Romain

 

Ce n'est pas mon habitude, mais je ferme la possibilité de poster des commentaires.


La mort de Romain se passe de tout commentaire autre que ceux que nous avions déjà fait l'été dernier.

 

ROMAIN LECOUSTRE VIVRA !

IL VIVRA A TRAVERS NOTRE INFINIE COLERE, NOTRE ECOEUREMENT GENERAL, ET NOTRE REGRET IRREVERSIBLE DE NE PLUS JAMAIS LE VOIR.


Nous n'étions pas à arme égale.

Nous n'avions que des éléments de preuves accablants, notre soutien et notre humanité.

L'Administration avait le mépris, la provocation et le déni.

Ils ont été les plus forts.

Romain en est mort.